Bloc-notes Éco

Pourquoi est-il possible d’emprunter à taux négatifs dans certains pays ?

Mise en ligne le 23 Avril 2021

Billet n°212. Les coûts d’emprunt diminuent dans les économies avancées depuis plusieurs décennies, en particulier sur la partie longue de la courbe des rendements, et sans que la pandémie de coronavirus n’interrompe cette évolution. Même les obligations à long terme émises par certaines sociétés privées dans la zone euro se négocient à des taux d’intérêt négatifs. Cette diminution des coûts d’emprunt reflète principalement une baisse du taux d’intérêt naturel réel causée par le vieillissement de la population et le ralentissement de la croissance de la productivité, mais aussi une compression plus récente de la partie longue de la courbe des rendements sous l’effet des achats d’obligations par les banques centrales.

Image Rendements souverains à dix ans et achats d’actifs
Figure 1 : Rendements souverains à dix ans et achats d’actifs Sources : Bloomberg, BCE.

Les taux d’intérêt nominaux ont diminué dans la zone euro ces dernières années

Depuis mi-2020, de nombreux émetteurs souverains de la zone euro, notamment l’Autriche, la Belgique, la France, l’Allemagne et les Pays-Bas, ont la possibilité d’emprunter à des taux d’intérêt négatifs, même sur des maturités longues. Malgré l’accroissement de l’émission de dette dans les pays de la zone euro pour contenir le ralentissement économique dû à la pandémie par une relance budgétaire, les taux souverains sont demeurés proches de leurs plus bas niveaux historiques. Cela vaut également pour des pays comme l’Italie et la Grèce, dont les niveaux de dette étaient déjà très élevés et le risque de crédit associé plus important. Après une brève hausse au début de la crise et en dépit d’une augmentation ces dernières semaines, les rendements souverains à dix ans ont diminué en moyenne de 15 points de base environ entre mars 2020 et mars 2021 (Figure 1).

La dette à rendement négatif représente aujourd’hui environ un cinquième de la dette totale

Des taux d’intérêt nominaux négatifs constituent un phénomène très inhabituel car les investisseurs rémunèrent les emprunteurs pour émettre de la dette. Les billets de banque, qui sont un moyen alternatif de détenir de la richesse nominale, n’offrent aucune rémunération (positive ou négative). Par conséquent, plutôt que de détenir des actifs dont le taux de rendement nominal est négatif, les investisseurs devraient en principe préférer le numéraire. En pratique, cependant, les coûts liés au stockage et à la sécurisation d’importants montants de monnaie sont excessivement élevés, et les investisseurs détiennent souvent des obligations souveraines pour des raisons réglementaires.

Le stock global de dette (publique et privée) à rendement négatif a fortement augmenté au cours des cinq dernières années, sa valeur totale dépassant 11 000 milliards d’euros en mars 2021. Environ 20 % des obligations composant l’indice Bloomberg Barclays Global Aggregate (qui intègre les obligations souveraines ainsi que les obligations d’entreprises) se négocient actuellement à des taux négatifs (Figure 2).

Image Dette à rendement négatif globale
Figure 2 : Dette à rendement négatif globale Source : Bloomberg.

En dépit des emprunts massifs de l’État et des entreprises durant la crise Covid, actuellement les obligations d’entreprises se négocient elles aussi à des taux négatifs, alors que le rendement de la dette des entreprises est habituellement plus élevé en raison d’un risque de crédit plus important. Par exemple, le taux de l’obligation Air Liquide (Figure 3) est tombé à – 0,28 %. La figure 3 montre également que les rendements d’obligations Air Liquide ont largement suivi l’emprunt public français avec la même maturité. Même si un très petit nombre d’entreprises bénéficient de rendements négatifs, les rendements des obligations d’entreprises ont globalement suivi la tendance à la baisse des rendements souverains dans la même juridiction. Cela illustre ainsi la transmission des mesures visant à abaisser les rendements souverains aux conditions financières plus générales. Précisons qu’il s’agit du rendement à l’émission et non de celui sur le marché secondaire. Ainsi, certaines entreprises ont réussi à émettre de la dette à rendement négatif.

La baisse des rendements réels et nominaux est une tendance de long terme

Image Rendement des obligations d’Air Liquide et du gouvernement français
Figure 3 : Rendement des obligations d’Air Liquide et du gouvernement français Notes : Obligations Air Liquide à coupon 1 % émises le 2 mars 2017, arrivant à échéance le 8 mars 2027, et obligations souveraines françaises émises le 4 avril 2017, à échéance le 25 mai 2027. Sources : Bloomberg et Thomson Reuters Eikon
Image  Rendements nominaux et réels en France
Figure 4: Rendements nominaux et réels en France Sources : OCDE et Bloomberg.

Le bas niveau des taux d’intérêt nominaux et réels n’est pas un phénomène récent mais il reflète des tendances historiques longues. Les rendements nominaux des obligations d’État à dix ans en France ont atteint un pic de 16 % en 1981, partant de 5 % environ au début des années 1960 (Figure 4). Cette hausse reflétait essentiellement une augmentation de l’inflation. En effet, il y a eu plusieurs épisodes de taux d’intérêt réels négatifs dans les années 1960 et 1970, comparables aux taux observés aujourd’hui.

Les taux d’intérêt réels ont culminé autour de 6-7 % au milieu des années 1980 et au début des années 1990, et sont en baisse depuis. Il ne s’agit pas là d’un phénomène uniquement français ou européen, c’est une tendance mondiale liée à une diminution du taux d’intérêt naturel réel. Les facteurs sous-jacents de la baisse des taux naturels incluent des éléments structurels tels que les évolutions démographiques, ainsi que le ralentissement de la croissance de la productivité mondiale (cf. Penalver (2017) et Garnier, Lhuissier, Penalver (2019)). Ces forces structurelles de long terme influent sur l’offre relative d’épargne et sur la demande d’emprunts à des fins d’investissement et, par conséquent, sur le taux d’intérêt qui équilibre le marché des capitaux. Le vieillissement de la population, par exemple, entraîne, d’une part, une offre croissante d’épargne car les ménages préparent leur retraite et, d’autre part, un moindre besoin d’investissement du fait du taux de croissance moins élevé de la population en âge de travailler. Une baisse de la croissance anticipée de la productivité réduit le taux de rendement moyen anticipé de l’investissement.

La politique monétaire contribue à pousser les rendements en territoire négatif

Les rendements à long terme ont également été comprimés par la politique monétaire et, en particulier, par les programmes d’achats d’actifs de la BCE et d’autres banques centrales. Lorsque les taux directeurs nominaux à court terme ont atteint leur plancher effectif, les banques centrales ont cherché d’autres moyens de rendre leur politique monétaire plus accommodante. Dans le cadre des programmes d’achats d’actifs (ou "quantitative easing" (QE)), les banques centrales achètent des obligations souveraines et d’entreprises, qu’elles financent par l’émission de réserves de banque centrale. Ces opérations raccourcissent la maturité moyenne de la dette publique (État et banques centrales) détenue par le secteur privé, font augmenter les prix des obligations et abaissent les rendements à long terme en comprimant la prime de terme, ce qui contribue à un assouplissement général des conditions de financement. Depuis mars 2015, l’Eurosystème (la BCE et les banques centrales nationales de la zone euro) ont effectué des achats pour un montant d’environ 3 900 milliards d’euros dans le cadre de l’APP et du PEPP (programme d’achats d’urgence face à la pandémie, un programme de QE introduit en mars 2020 et spécifiquement adapté pour faire face aux conséquences économiques du coronavirus , voir Figure 1 (cf. Odendahl et al (2020)).

Les taux à long terme négatifs, en revanche, ne sont pas un phénomène mondial. Bien que la récente compression des rendements semble avoir concerné l’ensemble des économies avancées entre mi-2020 et début 2021, les taux à long terme sont tombés en dessous de zéro uniquement dans les pays dont les taux directeurs à court terme sont (ou ont été) négatifs (Figure 5). Associé au rôle majeur que jouent les achats d’actifs dans la compression des coûts de l’emprunt souverain, ce phénomène suggère que la réduction des taux directeurs à court terme a influé sur les rendements à long terme. En théorie, les rendements obligataires à long terme sont constitués du taux à court terme futur anticipé et des primes de terme. Excepté dans des circonstances inhabituelles où les primes de terme sont négatives, la borne inférieure des taux directeurs à court terme est également celle des taux à long terme. En fixant des taux directeurs négatifs (le taux de la facilité de dépôt dans la zone euro est actuellement de – 0,50 %), la BCE a abaissé le plancher des taux à long terme, permettant ainsi l’existence de taux négatifs sur les obligations souveraines et d’entreprises dans la zone euro.

Image Rendements à dix ans par rapport aux taux au jour le jour – comparaison internationale
Figure 5 : Rendements à dix ans par rapport aux taux au jour le jour – comparaison internationale Notes : Les points correspondent aux valeurs minimales au cours de la période allant de janvier 2015 à mars 2021. Sources : Bloomberg et Datastream