Bloc-notes Éco

Trappe à liquidité, politique monétaire et crise sanitaire

30 Juin 2020

Billet n°168. En présence de taux d’intérêt nominaux avoisinant zéro, la politique monétaire conventionnelle ne peut plus guère être utilisée. Cette situation de trappe à liquidité ne sape cependant pas la capacité d’action des banques centrales. Une étude récente montre qu’elles peuvent stimuler l’économie même en période de taux bas, et donc qu’elles sont aptes à agir efficacement face à la crise du Covid-19.

Image L’effet d’un assouplissement monétaire reste positif sur la zone euro dans un régime de taux bas
Graphique 1 – L’effet d’un assouplissement monétaire reste positif sur la zone euro dans un régime de taux bas Source : Lhuissier, Mojon, et Jubio-Ramirez (2020). Note : La décision monétaire accommodante (« choc monétaire ») représente une baisse du taux souverain à 2 ans de l’ordre de 10 points de base.

Face à la crise économique liée au Covid-19, la politique monétaire dite "conventionnelle" (c’est-à-dire consistant à faire varier le taux d’intérêt à très court terme) des principaux pays du G7 ne peut plus guère être utilisée. Hérités de la Grande Récession, les taux directeurs des banques centrales (taux de la facilité de dépôt et taux des prêts de court terme de la banque centrale aux banques commerciales) avoisinent zéro ou sont légèrement négatifs dans la plupart des pays développés. Il est généralement très difficile pour une banque centrale d’abaisser les taux directeurs substantiellement en dessous de zéro. En effet, à partir d’un certain stade, les banques commerciales -et leurs clients- préféreraient détenir de la monnaie physique (pièces et billets), offrant de facto un rendement nul, plutôt que de détenir des dépôts dont les rendements seraient très négatifs.

La trappe à liquidité désigne cette "valeur plancher" des taux d’intérêt de court terme qui rend la politique monétaire conventionnelle inefficace pour relancer l’économie. Selon certaines études, telles que celles proposées par Krugman (1998) ou Williams (2009), l’existence d’une valeur plancher sape la capacité des banques centrales à soutenir l’activité économique via la baisse des taux directeurs et à atteindre leurs objectifs de stabilité des prix. À terme, si la banque centrale est dans l’incapacité de stimuler suffisamment la demande pour atteindre son objectif d’inflation avec des taux avoisinant zéro, le risque majeur est que la trappe à liquidité génère une spirale déflationniste. Cette situation est par ailleurs amplifiée par la baisse des anticipations d’inflation et la hausse des taux d’intérêt réels, alourdissant le fardeau de la dette des emprunteurs et pesant sur l’activité et les salaires, ce qui ralentit la demande des consommateurs et des entreprises et amplifie la baisse des prix.

En réponse à la crise économique du Covid-19, et comme elles l’avaient déjà fait depuis la crise de 2008, les banques centrales ont donc rapidement mis en place ou relancé des mesures dites non conventionnelles, comme substituts à leurs taux d’intérêt directeurs. Toutefois ces mesures demeurent-elles efficaces dans le contexte actuel ?

Les banques centrales ont recours à des outils alternatifs…

Les mesures adoptées depuis la crise actuelle, à la fois diverses et massives (dont le détail est présenté dans le récent billet d’Odendahl et collab.), peuvent être classées en trois catégories : la politique d’assouplissement quantitatif (achat massif d’actifs privés et publics), l’aide au crédit (à travers une ample fourniture de liquidité aux banques) et la politique de pilotage des anticipations (forward guidance).

Alors que l’aide au crédit vise à agir directement sur le coût et la disponibilité du crédit, les politiques d’assouplissement quantitatif et de pilotage des anticipations permettent d’influencer le prix des actifs financiers plus risqués et de plus long terme, dont les rendements sont fonction de trois composantes : les taux d’intérêt de court terme actuels et anticipés, les primes de terme et de risque et l’inflation anticipée. En principe, les politiques d’assouplissement quantitatif influencent directement les primes de terme et de risque, alors que la forward guidance permet d’agir sur les taux d’intérêt anticipés en promettant de les maintenir bas pendant une période prolongée.

Ainsi, dans un monde où les banques centrales disposent de plusieurs instruments pour atteindre leur objectif principal de stabilité des prix, le maintien des taux d’intérêt de court terme à un niveau bas ne signifie pas nécessairement l’affaiblissement de la capacité d’une banque centrale à agir sur l’économie et sur les prix.

… qui ont déjà prouvé leur efficacité par le passé

Lhuissier, Mojon et Jubio-Ramirez (2020) testent si la politique monétaire reste efficace dans un environnement de taux bas aux États-Unis, dans la zone euro et au Japon, à l’aide d’un modèle statistique. L’étude compare les effets de la politique monétaire sur l’activité et les prix en distinguant deux régimes : l’un où les taux nominaux de court terme ont atteint leur valeur plancher ("régime de taux bas") et l’autre où les taux peuvent fluctuer normalement en territoire positif ("régime normal"). L’un des avantages majeurs de la méthodologie est que le modèle est dépourvu de préalable théorique et que par conséquent, ni le signe, ni la durée, ni la magnitude des réponses des variables économiques à la suite d’un assouplissement monétaire ne sont imposés ex-ante.

À titre d’exemple, les résultats de cette étude pour la zone euro sont illustrés dans le graphique 1. Chaque barre représente la réponse d’une variable économique à la suite d’une décision monétaire accommodante inattendue (modélisée par une baisse du taux souverain à 2 ans de l’ordre de 10 points de base), plus communément appelée « choc monétaire ». Le choix de ce taux est justifié par le fait qu’il est resté bien au-dessus du taux directeur dans les trois grandes zones économiques étudiées (et donc qu’il n’est pas contraint par sa valeur plancher) et qu’il permet de capturer les mesures non conventionnelles qui agissent directement sur les taux à moyen et long termes. Le régime normal (barre bleue) couvre la période allant de janvier 1999 à mi-2012, alors que le régime de taux bas (barre rouge) couvre la période de mi-2012 à fin 2018. Il apparaît clairement que les effets sur l’économie restent positifs dans les deux régimes monétaires et donc qu’un environnement de taux bas n’entrave pas le mécanisme de transmission monétaire. Concernant la production industrielle (notre variable d’activité), bien que sa réponse médiane apparaisse plus élevée en période normale qu’en période de taux bas, les bandes d’incertitude en noir, représentant les intervalles de probabilité à 68%, recouvrent en partie les mêmes valeurs en ordonnée, indiquant ainsi que les effets restent similaires entre les deux régimes. S’agissant de l’impact sur les prix, on ne constate pas de différence significative entre les deux régimes. Par ailleurs, les effets apparaissent plus importants pour la production industrielle que pour les prix, un résultat bien connu des économistes. Ces résultats valent également pour les États-Unis et le Japon, et corroborent notamment les récents travaux de Debortoli, Gali, et Gambetti (2019) qui montrent que les dynamiques macroéconomiques américaines restent inchangées par la contrainte de la valeur plancher des taux d’intérêt.

Cette étude montre donc que l’assouplissement monétaire affecte positivement l’activité économique et le niveau des prix, y compris lorsque les taux d’intérêt de court terme avoisinent leur valeur plancher. Ainsi, face à la crise économique actuelle, les banques centrales restent aptes à agir efficacement.